Le droit de préemption commercial des collectivités locales : un outil stratégique d’aménagement urbain

Le droit de préemption commercial confère aux collectivités locales un pouvoir d’acquisition prioritaire sur les fonds de commerce, baux commerciaux et terrains destinés à accueillir des commerces. Cet instrument juridique, instauré par la loi du 2 août 2005, vise à préserver la diversité commerciale et l’attractivité des centres-villes. Face aux mutations du tissu commercial et à la désertification de certains quartiers, les communes disposent ainsi d’un levier d’action pour orienter le développement économique local. Examinons les contours, enjeux et modalités de mise en œuvre de ce dispositif stratégique pour l’aménagement urbain.

Fondements juridiques et objectifs du droit de préemption commercial

Le droit de préemption commercial trouve son origine dans la loi n°2005-882 du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises. Codifié aux articles L.214-1 et suivants du Code de l’urbanisme, ce dispositif s’inscrit dans une volonté de doter les collectivités d’outils de maîtrise foncière pour préserver et dynamiser le commerce de proximité.

L’objectif principal est de permettre aux communes d’intervenir sur le marché immobilier commercial pour maintenir une offre diversifiée de commerces et services de proximité. Face à la multiplication des grandes surfaces en périphérie et à la disparition de certains commerces traditionnels, le droit de préemption vise à contrer la dévitalisation des centres-villes.

Ce mécanisme s’applique dans un périmètre de sauvegarde du commerce et de l’artisanat de proximité délimité par délibération motivée du conseil municipal. À l’intérieur de ce périmètre, la commune dispose d’un droit de priorité pour acquérir :

  • Les fonds artisanaux, fonds de commerce ou baux commerciaux
  • Les terrains portant ou destinés à porter des commerces d’une surface de vente comprise entre 300 et 1000 m²

Le législateur a ainsi souhaité donner aux collectivités un outil d’intervention directe sur la composition du tissu commercial, en complément d’autres dispositifs comme le droit de préemption urbain. L’objectif est de permettre une action ciblée sur les activités commerciales et artisanales jugées stratégiques pour l’attractivité et l’animation des centralités urbaines.

Procédure de mise en place et exercice du droit de préemption

La mise en œuvre du droit de préemption commercial par une collectivité locale obéit à une procédure précise, encadrée par le Code de l’urbanisme. Plusieurs étapes doivent être respectées :

1. Délimitation du périmètre de sauvegarde

Le conseil municipal doit d’abord délimiter, par délibération motivée, un périmètre de sauvegarde du commerce et de l’artisanat de proximité. Cette délimitation s’appuie sur un rapport d’analyse de la situation du commerce et de l’artisanat de proximité et des menaces pesant sur leur diversité. Le périmètre peut couvrir tout ou partie du territoire communal.

2. Projet de délibération

Un projet de délibération est ensuite soumis pour avis à la chambre de commerce et d’industrie et à la chambre des métiers et de l’artisanat dans le ressort desquelles se trouve la commune. Ces organismes disposent de deux mois pour rendre un avis, à défaut de quoi il est réputé favorable.

3. Approbation et mesures de publicité

Après réception des avis ou expiration du délai de deux mois, le conseil municipal peut approuver la délibération instituant le périmètre de sauvegarde. Cette délibération fait l’objet de mesures de publicité : affichage en mairie pendant un mois et insertion dans deux journaux diffusés dans le département.

4. Déclaration préalable

Une fois le périmètre institué, toute cession de fonds de commerce, fonds artisanal, bail commercial ou terrain destiné à l’implantation d’un commerce dans ce périmètre est soumise à déclaration préalable auprès de la mairie. Cette déclaration précise le prix et les conditions de la cession envisagée.

5. Décision de préemption

La commune dispose alors d’un délai de deux mois pour exercer son droit de préemption. En cas de préemption, elle doit rétrocéder le bien acquis à un commerçant ou artisan dans un délai de deux ans (prolongeable d’un an). À défaut d’accord amiable, le prix d’acquisition est fixé par le juge de l’expropriation.

L’exercice du droit de préemption doit être motivé et viser expressément à préserver la diversité ou à promouvoir le développement de l’activité commerciale et artisanale dans le périmètre concerné. La décision de préemption peut faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif.

Enjeux et défis de la préemption commerciale pour les collectivités

La mise en œuvre du droit de préemption commercial soulève plusieurs enjeux et défis pour les collectivités locales :

Maîtrise du développement commercial

Le principal enjeu est de permettre aux communes de maîtriser l’évolution de leur tissu commercial. La préemption offre un moyen d’intervention directe pour maintenir ou implanter des commerces jugés nécessaires à la vie locale. Elle peut ainsi contribuer à préserver une offre diversifiée et à lutter contre la vacance commerciale qui affecte de nombreux centres-villes.

Coût financier

L’exercice du droit de préemption implique cependant une charge financière importante pour la collectivité. Celle-ci doit en effet disposer des moyens d’acquérir les biens préemptés au prix du marché. Le coût peut s’avérer élevé, en particulier dans les zones tendues. La commune doit donc avoir une stratégie claire et des capacités financières suffisantes.

Gestion des biens préemptés

Une fois le bien acquis, la collectivité doit le rétrocéder dans un délai de deux ans (prolongeable d’un an) à un repreneur. Cette contrainte impose une gestion active pour trouver rapidement un commerçant ou artisan susceptible de reprendre l’activité. La commune peut être amenée à réaliser des travaux ou à proposer des conditions attractives pour faciliter la reprise.

Risque contentieux

L’exercice du droit de préemption est soumis à un contrôle strict du juge administratif. La décision doit être précisément motivée au regard de l’objectif de préservation de la diversité commerciale. Un usage détourné ou insuffisamment justifié expose la commune à un risque d’annulation contentieuse.

Articulation avec les autres politiques locales

La préemption commerciale doit s’inscrire dans une stratégie globale de revitalisation du centre-ville. Elle gagne à être articulée avec d’autres leviers d’action : amélioration du cadre urbain, politique de stationnement, animation commerciale, etc. Une approche transversale est nécessaire pour maximiser l’efficacité du dispositif.

Face à ces enjeux, les collectivités doivent développer une véritable expertise en ingénierie commerciale. Cela passe par une bonne connaissance du marché local, une capacité d’analyse des dynamiques commerciales et une vision stratégique du développement souhaité. Le recours à des études spécialisées ou à l’appui de structures dédiées (managers de centre-ville, agences de développement) peut s’avérer précieux.

Limites et critiques du dispositif de préemption commerciale

Bien que le droit de préemption commercial constitue un outil potentiellement puissant pour les collectivités, son utilisation soulève certaines critiques et présente des limites :

Atteinte à la liberté du commerce

Le dispositif est parfois perçu comme une entrave à la liberté du commerce et de l’industrie. En s’immisçant dans les transactions privées, la collectivité peut être accusée de fausser le jeu du marché et de porter atteinte au droit de propriété. Cette critique est particulièrement vive de la part des représentants des commerçants et des propriétaires fonciers.

Efficacité limitée

L’impact réel du droit de préemption sur la préservation du commerce de proximité fait débat. Certains observateurs estiment que son efficacité reste limitée face aux mutations profondes du secteur (concurrence du e-commerce, évolution des modes de consommation). La préemption ne permettrait pas, à elle seule, d’enrayer le déclin commercial de certains quartiers.

Risque d’effet d’aubaine

Il existe un risque que certains propriétaires cherchent à tirer profit du dispositif en surévaluant le prix de leur bien, dans l’espoir que la commune préempte. Cela peut conduire à une inflation artificielle des valeurs foncières dans le périmètre de sauvegarde.

Complexité juridique

La mise en œuvre du droit de préemption commercial s’avère juridiquement complexe. Les nombreuses formalités à respecter (délimitation du périmètre, motivation des décisions, respect des délais) exposent les collectivités à un risque contentieux non négligeable. Cette complexité peut dissuader certaines communes, notamment les plus petites, d’y recourir.

Inadaptation à certaines situations

Le dispositif se révèle parfois inadapté à la réalité du terrain. Par exemple, il ne permet pas d’intervenir sur les changements d’activité sans cession du fonds de commerce. De même, le délai de rétrocession de deux ans peut s’avérer trop court dans certains contextes difficiles.

Face à ces limites, plusieurs pistes d’amélioration ont été proposées :

  • Élargir le champ d’application du droit de préemption, notamment aux changements d’activité
  • Assouplir les conditions de rétrocession pour donner plus de marge de manœuvre aux collectivités
  • Renforcer l’articulation avec d’autres outils d’intervention sur le commerce (droit de préemption urbain, opérations de revitalisation de territoire)
  • Simplifier les procédures pour faciliter l’utilisation du dispositif par les petites communes

Ces évolutions nécessiteraient toutefois une modification législative, qui n’est pas à l’ordre du jour pour le moment.

Perspectives et évolutions du droit de préemption commercial

Le droit de préemption commercial, bien qu’imparfait, demeure un outil d’intervention prisé par de nombreuses collectivités. Son avenir s’inscrit dans un contexte de mutations profondes du commerce de proximité et de renouveau des politiques de revitalisation des centres-villes.

Renforcement des politiques de revitalisation

Le lancement du programme Action Cœur de Ville en 2018, puis la création des Opérations de Revitalisation de Territoire (ORT) par la loi ELAN, ont remis sur le devant de la scène les enjeux de redynamisation des centralités urbaines. Dans ce cadre, le droit de préemption commercial apparaît comme un outil complémentaire aux autres leviers d’action (fiscalité, urbanisme, habitat).

Adaptation aux nouveaux enjeux commerciaux

L’essor du e-commerce et l’évolution des comportements d’achat posent de nouveaux défis pour le commerce physique. Le droit de préemption pourrait être amené à évoluer pour mieux prendre en compte ces mutations, par exemple en facilitant l’implantation de concepts innovants mêlant commerce physique et digital.

Vers une approche plus stratégique

On observe une tendance à une utilisation plus ciblée et stratégique du droit de préemption commercial. Plutôt que d’y recourir de manière systématique, les collectivités tendent à l’intégrer dans une réflexion globale sur l’armature commerciale de leur territoire. Cette approche s’appuie souvent sur des schémas directeurs du commerce ou des plans d’action commerce définissant une vision à moyen terme.

Développement de nouvelles formes de portage

Pour faire face aux contraintes financières et opérationnelles liées à la préemption, de nouvelles formes de portage se développent. On peut citer :

  • La création de foncières commerciales associant collectivités et investisseurs privés
  • Le recours à des établissements publics fonciers pour le portage temporaire des biens préemptés
  • L’émergence de sociétés d’économie mixte spécialisées dans la revitalisation commerciale

Ces montages permettent de mutualiser les risques et d’apporter une expertise spécifique dans la gestion des actifs commerciaux.

Articulation avec les nouveaux outils numériques

L’utilisation du droit de préemption gagne à s’appuyer sur les outils numériques de connaissance du tissu commercial. Des observatoires du commerce, des systèmes d’information géographique ou des plateformes de mise en relation entre propriétaires et repreneurs peuvent faciliter l’identification des opportunités d’intervention et la gestion des biens préemptés.

Vers une évolution législative ?

Bien qu’aucune réforme d’ampleur ne soit actuellement envisagée, des ajustements du cadre juridique pourraient intervenir à moyen terme. Les pistes évoquées incluent :

  • L’extension du droit de préemption aux changements d’activité sans cession du fonds
  • L’assouplissement des conditions de rétrocession
  • Le renforcement des moyens d’action contre la vacance commerciale

Ces évolutions viseraient à renforcer l’efficacité du dispositif tout en préservant un équilibre entre intervention publique et liberté du commerce.

En définitive, le droit de préemption commercial demeure un outil pertinent mais qui doit s’inscrire dans une stratégie globale de revitalisation commerciale. Son efficacité dépend largement de la capacité des collectivités à définir une vision claire pour leur territoire et à mobiliser l’ensemble des leviers à leur disposition. Dans un contexte de mutations accélérées du commerce, la préemption apparaît comme un instrument parmi d’autres au service d’une politique volontariste de préservation et de développement du commerce de proximité.